Semaine du 25 octobre 1999 |
Lever à 6h00, encore, arg, pitié...
Waimea, Saddle Road, Hale Poaku. Mon déjeûner habituel s'appelle 2 oeufs-bacon-café, mais il est intéressant de voir ce que les autres mangent: l'ordinaire céréales, toasts, oeufs, crêpes, gaufres, fruits... Parfois, il y a de la pizza et des tacos pour déjeûner... Et les asiatiques y vont avec du riz et de la sauce soya. Pour déjeûner. Mes horizons culturels et culinaires prennent de l'expansion...
On continue les tests de CAFE, mais cette fois-ci, au froid! L'instrument avait été installé au 5e étage, tout près du télescope, à la température ambiante tout juste au dessus du zéro. J'avais bien sûr prévu le coup et avait mis des combines sous mes jeans, des gros bas en mohair que Bernard Voyer a même utilisés pour aller au Pôle Sud, mes bottes, des gants et de gros chandails... J'ai gelé toute la semaine! Il faut dire qu'on était tout le temps au froid, et qu'on ne peut pas vraiment se mettre de faire de la course à pied pour se réchauffer, sinon on risque de tomber dans les pommes faute d'oxygène... Dilemme... Bien sûr, la gagne de gars qui se promène la chemise ouverte trouvait ça bien drôle que je sois si emmitouflée et tout de même frigorifiée (Are you cold???), mais comme j'y suis habituée, j'ai essayé de leur dire de ne pas s'occuper de moi!
En fait, mes pieds étaient gelés bien solidement, le corps était au frais, parfois je ne sentais plus mes doigts, mais ma figure, elle, bouillait! J'étais rouge presque mauve tellement j'avais chaud aux joues, mais la chaleur ne voulait pas descendre aux pieds qui en avaient tant besoin... Pas moyen d'équilibrer le tout. Mais il n'y a pas de quoi s'inquiéter, j'étais loin de l'hypothermie, et j'ai survécu.
Sur l'heure du lunch, on a fait entrer quelques touristes curieux qui voulaient voir le télescope. Dans le lot, un couple de Français qui avait participé au triatlon Ironman quelques jours auparavant. Ils n'avaient pas vraiment prévu leur coup et arboraient des shorts très courts tout à fait inadéquats pour le sommet, mais ils ont pu se réchauffer un peu dans la salle de contrôle après leur visite au 5e étage. Ils étaient bien contents de pouvoir parler à une francophone, et on a échangé pendant plusieurs minutes, moi en leur racontant ce que je sais de l'observatoire, et eux, démystifiant les compétitions Ironman.
On fait parfois visiter comme ça, à l'improviste, pour quelques
instants. Il s'agit parfois de demander gentiment. Avis aux
intéressés...
Lever a 6h00... Mmmmmmgrlrlrlr...
Petite surprise en sortant dehors. Souvent, sur mon beau gazon, il y a un chien (comment ça s'appelle... un Golden à poils roux? un Labrador à poils longs?) qui dort. Il est arrivé quelques fois qu'il m'accueille au retour du travail, air un peu bête et enjoué, avec des câlins à revendre. Depuis quelques temps, il avait pris l'habitude de passer la nuit sur mon terrain, près de l'auto. Je pense que c'est parce que "chez lui" il est en plein soleil le matin, alors que chez moi, il est à l'ombre.
Mais ce matin-là, pas de chien. A la place, 3 bouteilles de bière... Même pas vides, mais pleines! Je n'ai rien entendu de la nuit, mais faut croire qu'il y a eu un party pendant que je dormais!
Les chiens se balladent sans surveillance et courent après les autos, et on retrouve des bouteilles de bière le matin sur notre terrain... Le sens de la propriété et du civisme est parfois relatif...
Fin de la parenthèse sur la transformation du chien en bouteilles (pleines!) de bière.
Waimea, auto, Saddle Road, Hale Poaku, déjeûner, même petite routine.
L'objectif de la journée était de briser CAFE. Oui oui, le briser, trouver les failles et les défauts, quoi! Coincer la roue, pour voir si ça fait sauter quelquechose, entrer des commandes invalides, débrancher des câbles au moment le plus innopportun. Car dans chaque observatoire, il y a des fantômes qui font que les vis se dévissent toutes seules et tombent où il ne faut pas, des moteurs se mettent à tourner sans qu'on leur ait dit quoi que ce soit, et il y a aussi des astronomes fatigués et sous-oxygénés qui excellent dans l'art d'entrer des mauvaises commandes et de faire exactement ce qu'il ne faut pas faire.
Alors avant de laisser CAFE entre les mains des astronomes, il faut le tester jusqu'à ce que mort s'en suive, ou presque. Vaut mieux découvrir les problèmes maintenant, pendant la période de tests, que pendant des observations très sérieuses, n'est-ce pas?
Nos deux collègues Français étaient un peu (beaucoup) horrifiés des mauvais traitements que nous nous amusions à infliger à l'instrument, mais nous, on s'amusait comme des petits fous... Et on a ainsi trouvé des défauts et des failles qui devront être réparés.
Après le lunch du midi, on a installé une fausse fibre optique pour vérifier si les mouvements du télescope pouvaient l'endommager.
Pendant que quelqu'un faisait bouger le télescope, nous observions la fibre optique et, accessoirement, l'instrument actuellement installé au télescope, "BEAR". "Encore un peu plus bas, encore, encore, attention, stop, stop! STOOOOOOPPPP!!!!!"... aouche... un connecteur de BEAR est allé frôler le pied du télescope... ooops... Le mécanisme de protection des instruments qui peuvent entrer en collision avec la structure du télescope n'était pas enclenché; le bouton d'arrêt d'urgence du programme de contrôle du télescope ne fonctionnait pas; l'opérateur de télescope a alors sauté sur le gros bouton rouge qui fait arrêter la Terre de tourner (ou presque) mais c'était trop tard... on a déplacé le télescope pour vérifier la magnitude de notre gaffe: le connecteur avait l'air brisé...
Inquiets, on a alors essayé de "parler" à l'instrument pour vérifier s'il fonctionnait encore. Nada. Mais au même moment où on testait les mouvements du télescope, un ordinateur a spontanément décidé de s'éteindre et de se rallumer (les fantômes des observatoires, ça peut faire ça aussi), ce qui expliquait que l'instrument ne pouvait pas nous répondre... On a alors attendu un peu que tout soit rentré dans l'ordre, et on a re-essayé un petit test de BEAR: il fonctionne! Mais encore, il fonctionne mieux qu'avant! Il y a moins de bruit électronique qu'avant la gaffe! On est doué, non?
GTE, tome 47, chapitre XXIII. En arrivant chez moi, j'ai sur ma boîte
vocale un message de la compagnie locale de téléphone...
Aloha Miss manset, I'm xxxxx from the phone company GTE... | Bon, ça y est, qu'est-ce qu'ils ont encore foutu? Qu'est-ce qui se passe? |
We have just received mail returned to us by the post office... | Ouais, et pis après? c'est supposé être réglé! |
We would like you to give us your mailing address... | Mais c'est déjà fait! Aaaaaaaaaaaaaaargggggggggg! Hello, est-ce qu'on m'écoute quand je parle! Hello? Heeelllooooo?? Votre base de données est-elle à jour? |
We currently have... | La mauvaise, je suppose? Encore une fois? |
... oh... Wait a minute, let me check something... | C'est ça, réveillez-vous! |
Oh, you have already given us your new mailing address... | Oh, elle sait lire, miracle! |
I am sorry... | - sans commentaire - |
This was a mistake, everything is in order | Bingo! |
I am sorry to have called you for this and for taking of your time... | Ouais, ouais, ouais, bande d'andouilles à deux pattes! |
Everything is in order, have a nice day. | C'est ça, à la prochaine! J'ai hâte de voir ce que ça va être la prochaine fois! Incroyable! Mais quel service! Ils ne pouvaient pas vérifier avant de m'appeler? Non mais... Bachibouzouk... |
Siz-zeu-reu.... Debout!
Routine-train-train... Lors du déjeûner à Hale Poaku, en attendant mes oeufs-bacon, un cuisinier jasait avec un de mes collègues lorsque soudainement il s'est exclamé qu'il "s'excusait, qu'il ne s'était pas aperçu qu'il était en compagnie d'une dame". Je ne sais pas de quoi il parlait car je n'écoutais pas. Mais c'est un autre exemple qui montre dans quel milieu je travaille: un milieu où on n'est pas habitué à être en compagnie de femmes. Moi, ça ne me dérange pas, j'y suis habituée. Mais je vois bien que ça perturbe un tantinet mon entourage, qui fait maintenant attention aux sujets de discussion, et aux bonnes manières (mais parfois, ils s'oublient...). Je trouve ça drôle. D'un seul coup, de "grosses brutes" (sans vouloir être péjorative) deviennent polis, galants et prévenants. Ils deviennent tout d'un coup mignons. A-do-ra-ble!
Ça va leur faire du bien. Et ce n'est pas moi qui le dit, au moins deux de mes collègues m'ont avoué qu'une présence féminine sur la montagne avait du bon! Si eux-mêmes le disent... a-hem...
Suite de notre petite séance de torture de CAFE. Oooops, on a encore gaffé. Comme tout astronome distrait qui se doit, on a débranché un câble alors que les circuits étaient encore alimentés. CAFE ne répondit plus à partir de ce moment; un de ses circuits avait sauté! Pas de pièce de rechange ici, alors on s'est mis à appeler les autres observatoires (en commençant par ceux qui doivent une faveur au CFHT) pour trouver le chip dont on avait besoin.
Miracle! Les gens du Keck avait exactement ce qu'il nous fallait! Le Keck, c'est un observatoire privé construit grâce au généreux don d'un richissime Monsieur Keck (qui s'est permis de donner son nom à l'observatoire, bien sûr!). Cet observatoire est constitué de deux télescopes de 10 mètres séparés l'un de l'autre par quelques dizaines de mètres. Chaque télescope est composé de 36 segments hexagonaux de 1.8 mètres de diamètre (le miroir du télescope du Mont Mégantic fait 1.6 mètres!).
Un technicien du CFHT devait donc aller chercher les pièces de rechange, et m'a proposé de l'accompagner. L'accompagner?!? Pour aller voir le Keck!?! Yesssssir! On a pigé des sacs de popcorn au Café du Mont Blanc pour les échanger contre les circuits convoités, et on était prêt à partir. Au même moment, un collègue me demandait sur mon walkie-talkie où j'étais et ce que je faisais: "Going to the Keck! Ciiaaoooo!!!".
On est donc parti pour le Keck, qui est à à peine 5 minutes du CFHT. On a tout d'abord échangé notre popcorn contre les chips (électroniques, pas chips-miam-miam), puis on nous a offert un petit tour de l'observatoire pour voir le télescope.
Du rez-de-chaussé, on peut voir la structure du dessous du télescope: poutres et piliers à n'en plus finir. A l'étage au dessus, on peut s'approcher et voir les 36 miroirs qui forment une surface de 10 mètres de diamètre. A divers endroits autour du télescope, plusieurs instruments sont installés. Impressionnant. Gigantesque. Tellement gigantesque qu'il est difficile de voir tout le télescope d'un seul coup d'oeil. C'est en levant la tête vers le haut du télescope, vers le miroir secondaire, qu'on saisit sa grosseur. Le télescope frôle les parois de son dôme et occupe la vaste majorité de l'espace disponible.
Le CFHT, en comparaison, peut être vu et saisi dans son entièreté d'un seul coup d'oeil, parce qu'il est plus petit (4 mètres); à cause de sa monture un peu vieillotte qui date de 20 ans, le télescope est également beaucoup plus petit que son dôme. La perspective est différente...
Mais notre guide était appelé ailleurs, et il a fallu quitter les lieux. En sortant, j'ai remarqué un petit poème qui fera bien rire les astronomes: "Roses are red, And violet are blue, The instrument is broken, And the telescope too!"
Retour au CFHT. Le Keck est grand, oui, mais presque trop grand; j'aime mieux un "petit" télescope qu'on peut apprécier dans son ensemble qu'un géant qui nous écrase et qu'on ne peut pas voir d'un seul coup...
Chip remplacé: on peut continuer nos bêtises! En fait, il n'y a plus eu de bêtises, on a sagement continué nos tests.
En redescendant à Hale Poaku, en camion, l'altitude a eu un effet bizarre et inattendu sur ma psyché; je suis devenue tout d'un coup saoûle et pompette (sans alcool, faut le faire!). J'étais heureuse, je planais, et je riais toute seule dans le fond de mon siège, incapable d'arrêter pour plus de 5 minutes.
L'altitude peut rendre irritable, je le savais déjà, mais ça a l'air que ça peut également rendre pompette! Très, très intéressant! Si quelqu'un se cherche un sujet de thèse, je propose une étude sur les effets du manque d'oxygène sur les humeurs et la personalité. Ce n'est pas dans mes habitudes de rire pour rien, et je me sentais vraiment bizarre, alors il faut que ça soit dû à l'altitude!
Je riais sans raison, et je ne pouvais pas arrêter, et les autres se demandaient ce que j'avais. Je ne pensais à rien qui puisse me faire rire en particulier, ça sortait tout seul sans raison. J'avais envie de rire! Arrivée à Hale Poaku, toujours pompette, je me suis enfargée dans la courroie de mon sac, et n'eût été d'un collègue qui m'a rattrappée par le manteau, je me prenais le tapis en pleine figure. Ce qui, bien sûr, n'a fait qu'aggraver mon fou rire incontrôlé et incontrôlable. J'ai rigolé toute seule quelques instants, assise dans un fauteuil, tressautant dans mon manteau, pendant qu'on préparait le véhicule devant nous ramener jusqu'à Waimea.
J'avais très probablement l'air fou. L'air pompette, en tout
cas. Au moins les autres riaient en même temps de moi (et me regardaient
bizarrement), ça a dû les mettre de bonne humeur. Mais quelle réputation
on va me faire maintenant?
PPppfff... 6h00...
Dernière journée au sommet pour tester CAFE. Course contre la montre, vu quelques retards accumulés. Il fallait au moins installer CAFE au télescope et vérifier si la lumière générée par les lampes de calibration à l'intérieur de CAFE se rendait bien au détecteur (à l'étage au-dessous) par les fibres optiques, quelle que soit la position du télescope.
On a d'abord démêlé les 2 fibres optiques de 27 mètres que le froid avait rendu raides et récalcitrantes, et on les a installées du télescope à Gecko en les glissant dans des canivaux, en les enroulant dans des bobines, et en les faisant passer dans des accès ménagés à l'intérieur de la monture du télescope.
Il a fallu s'y prendre à trois pour monter l'instrument de 50 livres au foyer Cassegrain, et à cause de la présence de BEAR, l'instrument utilisé pour le moment, l'accès était un peu difficile et malaisé. Perchés sur des échelles, naviguant dans une forêt de câbles et de morceaux d'autres instruments, on s'est gelé les doigts à tenir l'instrument à bouts de bras pendant que d'autres vissaient des boulons, on se cognait partout, mais on y est arrivé!
Une fois cette étape terminée, j'ai pu aller travailler au chaud! Dans la salle de contrôle, on pouvait maintenant contrôler CAFE et le spectrographe Gecko, pour vérifier quelques alignements.
On a fait bouger le télescope à plusieurs positions et pris quelques images CCD pendant que d'autres vérifiaient que les fibres optiques ne se coinçaient nullepart lorsque le télescope se déplaçait. Un travail de groupe synchronisé et efficace.
En général, tous les tests ont été satisfaisants, même s'il reste quelques points obscurs à éclaircir, du travail à faire sur l'électronique et le programme de contrôle, et plusieurs autres tests à effectuer. Une semaine supplémentaire aurait peut-être été utile pour finaliser l'installation et les tests, mais nos collègues français devaient repartir sous peu. On a donc commencé à tout démonter et ranger dans les caisses, pour que CAFE reparte en France être quelque peu modifié et amélioré avant de nous revenir.
Ces deux semaines ont été très intéressantes à tous les points de
vue. J'ai travaillé avec des gens sympathiques (du CFHT et de France),
je me suis amusée à essayer de "briser" l'instrument, j'ai relevé le
défi de travailler plusieurs jours en alitude, et j'ai appris plusieurs
choses sur l'optique, l'électronique, la programmation et
l'instrumentation en général. Et je suis payée pour ça! Que demander de mieux!
Eh bé flûte! Je me suis réveillée un peu après 6h00 alors que je voulais dormir jusqu'à 7h00 au moins!
L'avant-midi s'est passée à Waimea à résumer la situation de CAFE: ce qui nous plaît, ce qui nous plaît moins, ce qui répond à nos exigences et ce qui doit être modifié une fois que CAFE sera de retour en France. Le bilan est généralement positif, même si l'instrument n'est pas tout à fait terminé. L'équipe du CFHT et celle de France ont appris certaines différences de philosophie qui existent entre les deux équipes sur la façon de construire un instrument. Autre pays, autre culture! Même en science et en ingénierie, aussi bizarre que cela puisse paraître...
Pour terminer notre collaboration en beauté, on est allé dîner tous ensemble, au frais d'un généreux collègue, en discutant d'autres différences culturelles entre l'Amérique et le France.
Alors que plusieurs sont rentrés chez eux après le lunch, satisfaits
de leur semaine de travail et quelques neurones brûlés par le travail au
sommet, je suis restée pour finaliser des corrections à un article
(celui sur les comètes) que je voulais envoyer par FedEx au plus
sacrant. Comme samedi dernier, après 5 jours passés au sommet, j'étais
encore "emprisonnée dans mes pensées", l'esprit embrumé, flottant dans
une bulle, un peu distraite, un peu lente, un peu endormie, mais j'ai
réussi à bien terminer ce que je voulais faire. Repos de vainqueur.